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Espace privé SPIP

Je t’épaule tu me respires

avec : Anne Bourse, Elise Carron,
François Lancien-Guilberteau, Liz Magor,
Jean-Charles de Quillacq, Gino Sarfatti,
Natsuko Uchino

8.02 - 31.03.2018

vernissage jeudi 8 février, 18h-21h
cur. Marcelle Alix, Franck Balland et Aurélien Mole


Ce que veulent les œuvres, nous voulons l’entendre et veiller à ce que les visiteur·euse·s de cette exposition puissent y être eux·elles aussi attentif·ve·s, même s’il est difficile de se guider soi-même entre cette envie de toucher ce qui nous attire ou nous questionne et la position souvent instable du·de la spectateur·rice habitué·e à garder une certaine distance, vérifiée par une scénographie aussi explicite que les regards des surveillant·e·s. Si sa présentation pousse l’œuvre à se dérober, comment aller à la rencontre de sa réalité, de son mouvement, de sa généalogie formelle, de sa vie présente et du temps qui nous unit ? « Prière de toucher » lisait-on dans les années 60, pour des œuvres aujourd’hui d’autant plus intouchables que leur présentation elle-même ne permet pas l’aveu tranquille d’une forme enviable de vulnérabilité. Nous avons toujours souligné l’avantage de concevoir des expositions dans un espace proche de celui de l’appartement où le rapport aux œuvres est plus détendu. Chaque artiste ajoute ici à cette idée de vivre avec des œuvres dont l’image importe moins que la sensation de percevoir une présence et une existence fortes, auxquelles nous répondons de bien des façons.

CB : Du plus loin que je me souvienne, cette éthique du "prendre soin" que l’exposition met en pratique, s’est manifestée alors que je tentais de construire une relation tout en énergie et tout en mouvement face aux œuvres d’art. Ma première idée fut de me diriger vers la conservation et la restauration de tableaux. Je voulais agir vis-à-vis d’une œuvre elle-même agissante. Le plus important me semblait l’attitude responsable que je pouvais avoir en protégeant des œuvres d’art qui pourraient être détruites de bien des façons, souvent par mécompréhension. Avec le temps, d’autres métiers qui permettaient de toucher les œuvres m’apparurent appeler un amour à la fois extraordinaire et évident. Cette exposition est moins un commissariat collectif que l’affirmation de nos positions respectives envers les formes que nous regardons et manipulons tous les jours, pas seulement pour les exposer. S’il y a protection, il y a aussi un rapport moins théorique, plus physique parfois, qui nous met d’une certaine façon du côté de ce que veulent les objets. Comment s’éloigner de l’exposition pour se laisser influencer par l’œuvre ? J’imagine que nous le ferons par le dialogue amoureux, celui-là même que défendirent Chris Marker et Alain Resnais dans le film Les statues meurent aussi (1963). L’œuvre est notre égale, qu’elle nous précède ou nous survive, son temps est compté et sa faiblesse le plus beau signe ou le meilleur des miroirs, il me semble, pour résoudre nos problèmes de spectateurs.

IA : il y a une évidence pour nous à aller vers cette question du soin, qui rejoint en effet une forme d’éthique, ou même de choix politique dans le rapport qu’il sous-entend avec les œuvres mais aussi entre humains. Il ne s’agit pas d’en faire un thème, mais plutôt de la traduire en une énergie collective et généreuse qui agisse dans l’espace de la galerie, des bureaux au bar d’à côté où nous organisons le pot de vernissage. J’aime penser que notre rapport aux œuvres et aux personnes sont du même ordre, que les œuvres agissent sur nous comme les personnes, à des moments divers de leurs vies propres. C’est à ce titre que la présence de Liz Magor dans l’exposition avec deux nouvelles pièces travaillées à partir de couvertures récupérées, raccommodées et préservées dans des films plastiques s’est imposée. Reprenant un principe déjà présent dans son travail, elle pousse le soin apporté à ces lainages troués ou tachés à l’extrême en se penchant avec minutie sur chacun des accidents, les intégrant à une composition d’ordre pictural. En l’observant installer ses œuvres comme on accueille des ami·e·s dans un nouveau lieu, ce rapport horizontal et affectif à l’œuvre nous est paru essentiel. Nous avons déjà évoqué dans plusieurs textes notre goût pour une pensée non duelle, d’ordre holistique, qui permet de repenser notre relation à l’inanimé en-dehors d’une hiérarchie humain/non-humain, sujet/objet. C’est ce qui fait je crois, la vulnérabilité, la précarité et le caractère peu définitif de ce qui constitue cette exposition.

AM : Qu’il ne s’agisse pas d’un thème mais d’une éthique me semble une chose importante. La mise en scène du "prendre soin" est par trop démonstrative, alors que, fondamentalement, elle se doit d’être tellement intégrée dans nos rapports aux artistes, aux œuvres et à l’autre qu’elle en devienne indiscernable. Au cœur de cette disposition à prendre soin, il y a la notion d’attention qui me semble être, de mon point de vue, l’attitude la plus importante. L’attention est à la fois le point de départ de tout ce qui suivra mais aussi un résultat : celui d’une ouverture au monde. Dans la pratique de Gino Sarfatti, l’idée d’une lampe part la plupart du temps de la forme de l’ampoule ou du néon. A partir d’un objet industriel, parfaitement fonctionnel mais adressé à personne en particulier, il s’agit pour Gino de penser des formes capables d’accueillir et de mettre en valeur les caractères formels et lumineux d’ampoules qui deviennent alors indissociables des lampes pensées pour elles. Ces lampes sont des interfaces entre l’usine et le foyer. Elles adressent des ampoules standardisées à des activités particulières comme la lecture, un diner entre amis, une veillée. Essayer de favoriser les conditions d’attention c’est aussi renforcer l’impact qu’une œuvre d’art peut avoir sur notre vie. Ce peut être un accrochage au cordeau comme celui pensé par John Dewey et Albert C. Barnes pour la collection de ce dernier, ce peut être un texte de médiation signé, ce peut-être ce voyage que l’on fait pour aller voir spécifiquement telle ou telle œuvre d’art que ce soit le retable de Matthias Grünewald ou la maison sur la cascade de Franck Lloyd Wright... L’attention est ce moment où l’on se fond et se confond dans l’adresse initiale de l’œuvre désirée par l’artiste (que l’on se l’imagine ou non). Au cœur de la pratique de François Lancien-Guilberteau il y a une forme d’attention particulière. Dans ses images, par exemple, la relation au modèle, la façon de le préparer, compte autant que le moment de la captation. C’est comme si tout l’investissement sentimental était orienté vers ce hors champ de l’image. A ce titre, aiguiser et maquiller sont deux actions qui précèdent la découpe et le paraître. La poudre démaquillante constituée de fientes séchées utilisée pour enlever le blanc de plomb toxique du visage de la Geisha, a une carnation si particulière qu’elle figure la peau sous le maquillage.

FB : Il me semble également nécessaire de souligner que cette exposition s’est construite comme une série d’invitations qui ne relient pas seulement un certain nombre d’objets entre eux, mais suivant davantage le cours d’intuitions et de désirs. Parmi ceux-ci, il y a évidemment cette notion d’adresse dont parle Aurélien. Chez Anne Bourse, le travail trouve sa place à l’endroit où une relation existe déjà : sur une serviette aux motifs géométriques appartenant à son père ou dans un catalogue de Jimmie Durham, dont les pages ont été progressivement caviardées, puis augmentées de commentaires et de dessins. Il ne s’agit pas tant d’un geste d’appropriation que de la poursuite d’une conversation dense et silencieuse, étirée dans le temps, dont les termes disent l’intimité qui s’est établie avec cet objet et tout l’imaginaire qu’il abrite. Les formes tourbillonnantes, envahissantes presque, qui caractérisent son trait traduisent le mouvement continu d’un langage personnel né de la quête de l’autre. Rien d’iconoclaste pourtant dans ces lignes aux airs de « gribouillages », et à l’image des œuvres de Jean-Charles de Quillacq avec lesquelles ces objets fraternisent au sous-sol de la galerie, ils nous parlent d’une liaison incessante avec une matière désirable. Le soin que les pièces de Jean-Charles attendent de nous est quant à lui plus ambigu : suintantes et érectiles, récalcitrantes à occuper sagement leur rôle d’objets d’art, elles tentent de nous soumettre à leurs propres besoins, sans que l’on sache vraiment si elles souhaitent être soulagées, excitées ou ignorées. Pour Anne comme pour Jean-Charles, quelque chose de fondamental se joue dans la nécessité de réduire les distances avec les œuvres ; elles agissent alors comme des intermédiaires à la fois humbles et puissants permettant de maintenir une relation active aux regardeurs.

IA : Une galerie est généralement envisagée comme l’espace neutre destiné à accueillir l’expression d’un désir envers des objets d’art fétichisés, afin de favoriser leur acquisition. Notre envie avec cette exposition, est, je crois, de rendre évidente la multi-directionnalité des désirs qui y sont à l’œuvre : non simplement celui du·de la collectionneur·euse potentiel·le vers l’objet, mais aussi la capacité désirante des objets eux-mêmes, le désir des artistes envers leurs objets et ceux des autres, et le désir que nous avons d’être ensemble. L’enjeu pour moi est de rendre toujours plus visibles nos inclinaisons personnelles, pour faire de la galerie un lieu plus incarné que l’écrin neutre designé dans l’unique but d’encourager le désir d’acquisition. L’invitation faite à Elise Carron d’intervenir le jour du vernissage au moyen d’un « Buffet fortune » est liée à l’arrivée de Barbara Quintin à la galerie en novembre et de leurs collaborations récentes au Quadrilatère de Beauvais et à La Panacée à Montpellier. Comme pour Natsuko Uchino, avec qui Elise avait déjà fait œuvre commune, le travail artistique consiste ici à brouiller les pistes entre l’objet utilitaire, l’œuvre, l’accessoire de performance, l’exposition et son traditionnel événement d’ouverture. Il ne s’agit pas « d’activer » des œuvres mais plutôt d’imaginer que tous les objets puissent être chargés du même désir et que nous ne puissions faire autrement que de les utiliser comme tapis, table, nappe, carafe, vêtement. Natsuko reconduit dans ses propositions du rez-de-chaussée une énergie liée à l’action dont ses céramiques et ses pièces en sequoia ne se départissent jamais. Les modes de vie des artistes nous auront permis d’aller au-delà de simples discussions pour pénétrer la matière et la laisser parler à son tour.



Anne Bourse est née en 1982, elle vit à Paris.
Elise Carron est née en 1988, elle vit à Paris.
François Lancien-Guilberteau est né en 1985, il vit à Paris.
Liz Magor est née en 1948, elle vit en ce moment à Berlin, en résidence au DAAD.
Jean-Charles de Quillacq est né en 1979, il vit à Paris et Sussac.
Gino Sarfatti, né en 1912, est mort en 1985.
Natsuko Uchino est née en 1983, elle vit à Saint-Quentin-la-Poterie.

Remerciements : Juliette Hage, Michel Rein, Arnauld et Françoise de L’Epine, Camille Allemand et Charlotte Alves, Jacques et Chantal Grandjean, Samir (bar Le Pataquès), Astier-Villatte, Galerie Jousse et Galerie Eric Dupont.