Suivre la vie du site RSS 20. Plan du site
Espace privé SPIP

Pierre Leguillon

Le factotum du musée imaginaire.

La figure idéale du visiteur à laquelle s’adresse Pierre Leguillon serait assez proche de lui-même qui, lorsqu’il visite un musée qui conserve dans ses collections un exemplaire de la Roue de bicyclette de Duchamp, s’amuse à faire tourner l’objet (Spinning the Wheel, depuis 1999) et envoie une carte postale pour attester de cette micro-performance. On se souvient que pour Duchamp, la roue de bicyclette était un objet dont le mouvement était propice à la méditation. Par conséquent, activer l’objet c’est activer une pensée. Maintenir les choses en état d’activité pourrait être le paradigme qui préside à l’œuvre de Leguillon. Cependant, il ne s’agit pas ici d’un art interactif et encore moins d’une pratique ayant trait aux œuvres événementielles que Nicolas Bourriaud a regroupé sous le terme d’Esthétique relationnelle. Ce qui est visé par l’artiste, c’est avant tout le fait qu’une expérience esthétique puisse avoir un effet sur le quotidien. Cela implique souvent d’agir sur ce qui pourrait à tort être considéré comme secondaire. Ce pas de coté, ainsi que les nombreux chemins de traverse empruntés, explique certainement que ce travail n’aie bénéficié d’une certaine visibilité qu’assez récemment. Pourtant, c’est au début des années 90 que les principaux axes de son œuvre sont mis en place à travers une série d’expositions dans une chambre de bonne, une publication intitulée Sommaire et la création du Diaporama. Cette pratique qui franchit allègrement la ligne rouge qui sépare les champs de l’art et de la critique, a donc nécessité l’arrivée d’une génération plus tolérante à l’égard de ces déterritorialisations pour être pleinement reconnue et analysée.. On a alors découvert que cette œuvre construite autour des images étonnait aussi par la précision apportée à ses conditions d’apparition.

Il faut se borner à donner à des auditeurs qui tiendront compte des limites, des préjugés, des particularités de la conférencière, l’occasion de tirer leurs propres conclusions. Il y a des chances pour qu’ici la fiction contienne plus de vérité que la simple réalité.

Virginia Woolf, Une chambre à soi

Cette attention portée au contexte est la condition pour que les interventions de Leguillon aient le maximum d’effectivité. Ainsi, il n’y a pas de détail qui n’aie son importance. Ceci explique que les expositions auxquelles il participe soient parfois l’occasion d’une lutte contre la standardisation des procédures que ne manque pas d’entraîner l’infinie succession des événements au sein d’une institution. Cette façon de déjouer les règles implique de prendre en charge tout ce qui constitue habituellement le paratexte de l’œuvre (les cartels, les caisses de transport, les cartons d’invitation, la titulature, la grille de programmation,…). Parce que ce sont des « à côtés », ces éléments sont souvent négligés, or la façon de travailler de Leguillon est centripète, elle va de la périphérie vers le centre. Il faut d’abord délimiter un cadre puis s’assurer de tous les éléments qu’il délimite des marges vers le centre. On pourrait ainsi dire du travail de Leguillon qu’il ouvre des espaces-temps d’attention conçus pour que le regard se renouvelle. En cela ses interventions ressemblent à des salles de lecture : des lieux propices à l’exercice d’un regard lecteur. Ce qui est exposé ne peut jamais l’être par défaut et c’est pourquoi les protocoles que l’artiste met en place on tant d’importance. C’est parce qu’aucun détail n’est laissé au hasard que le spectateur peut exercer son regard en toute confiance. Paratextuels , la revue Sommaire, le Diaporama, ou encore la Promesse de l’écran ne donnent aucun indice sur leur contenu. Ce que désignent ces titres sont des dispositifs qui encadrent : le sommaire organise la lecture, le Diaporama ordonne une succession d’images projetées et l’écran délimite une surface de projection. Cette insistance portée à ce qui borde renverrait-elle à un processus de distanciation brechtien ? Non, car il ne s’agit pas de rappeler au spectateur qu’il est otage de procédés spectaculaires mais de créer les meilleures conditions pour qu’il puisse exercer son libre arbitre. C’est en ceci que l‘œuvre de Leguillon est finalement plus « curatoriale » que de l’ordre du commissariat d’exposition ; elle « prend soin » plutôt qu’elle ne régit .
C’est d’ailleurs par une série d’expositions dans une chambre de bonne, que Leguillon se signale au sortir de ses études en Arts plastiques. Des hauts et des bas propose au visiteur assidu qui a gravit les sept étages, une expérience mnémonique. Que reste t-il du souvenir des œuvres disposées dans l’espace exigu de la chambre de bonne qu’un seul regard englobe en son entier, lorsque l’on pousse la porte une seconde fois ? Concomitamment à ces expositions, Leguillon lance en 1991 la revue Sommaire, imprimée sur une page de format A4 et déposée dans les galeries, elle se veut avant tout comme un espace critique autoproduit. Des artistes (Leni Hoffmann, Roman Signer, Thomas Hirschhorn, Luc Delahaye) et des critiques (Hans-Ulrich Obrist, Catherine Francblin) sont invités à participer aux 35 numéros que connaîtra la revue avant de s’interrompre.

Il était clair que la traversée du bois nous avait coûté la parole.

Italo Calvino, Le château des destins croisés

Le 23 mars 1993, à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, a lieu la première séance de Par monts et par vaux, un titre générique employé pour les premiers Diaporamas. A l’origine, le Diaporama se veut une forme de critique en acte où des photographies de vues d’exposition, de documents ou de performances sont projetées et commentées. Ces images qui sont avant tout les photographies d’un spectateur d’expositions sont toutes réalisées par l’artiste à l’aide d’un appareil moyen-format (4.5x6). Certaines séquences de diapositives sont récurrentes d’une projection à la suivante mais le Diaporama est modifié empiriquement en fonction du contexte dans lequel Leguillon est invité à intervenir. Processus discursif, le public est invité à poser des questions pour achever la séance. Cependant, dès 1994, l’artiste cesse de faire de parler à propos des images et le Diaporama devient cette « histoire de l’art contemporain qui se passe de commentaire » selon l‘expression de Claude Closky. La cohérence de cette succession de photographies peut être organisée selon une séquence historique ou liée à un événement, mais elle peut aussi dépendre de la répétition formelle d’un même motif ou d’une anecdote biographique. Forme volontairement ouverte, l’intérêt du Diaporama n’est pas tributaire de l’exactitude avec laquelle le spectateur décrypte le lien entre les images. Celles-ci sont réunies par et pour l’événement que constitue leur projection et chacun peut interpréter leur enchaînement à l’aune de sa propre expérience. Comme le précise Leguillon, « Est-ce que ce qui n’est pas important finalement, c’est que nous partagions la même ignorance ? Pas le même savoir, mais la même ignorance. Le Diaporama essaie de parler de ça. C’est-à-dire autant de ce que je sais que de ce que je ne sais pas. Il s’appuie donc sur un manque » . Le Diaporama incite chacun à s’emparer de sa propre histoire, de la même façon que l’artiste s’est emparé de la sienne à l’aide de ce dispositif qui lui transmît autant son histoire familiale que l’histoire de l’art.
Leguillon ne faisant plus de photographies au moyen format depuis plusieurs année, les Diaporamas constituent maintenant une réserve d’images dans laquelle il n’hésite pas à puiser. Détachées de leur contexte ces images se présentent alors sous d’autres formes. Les Tirages d’exploitation du Diaporama, des photographies barrées du nom propre de la personne qui sert l’entrée au système de classification des diapositives (artiste, architecte, designer…) et soulignée d’un bref commentaire à la première personne du pluriel, en sont un exemple. Ici, le nom fait littéralement écran à la lecture des œuvres et la présence du texte dispense « théoriquement » ces images de devoir être accompagnées d’un cartel. A Walter Benjamin qui se demande si « la légende ne deviendra-t-elle pas l’élément le plus essentiel du cliché ? » les Tirages d’exploitation répondent par une forme ou le lien texte/image est indissociable. Une autre utilisation des images du Diaporama consiste à les imprimer sous forme d’affiches posées à plat et côte-à-côte dans l’espace d’exposition. Charge à l’artiste de les déployer ensuite une par une dans la découpe d’un projecteur et face à un public (A Silent Screening, 2010). Enfin, il existe toute une série de produits dérivés du Diaporama (un ballon de plage, un crayon gradué, une tuile estampée, un plateau sérigraphie d’un carrousel de diapositives, un cintre…) réalisés spécialement pour certaines projections. Ces objets, qui sont à la fois des supports et des souvenirs de l’événement fonctionnent aussi comme des outils : des objets fonctionnels susceptibles de réintégrer l’histoire personnelle de chaque spectateur.
Lors de sa dernière apparition, en mai 2009, dans l’auditorium du Musée du Louvre, le Diaporama/Vestiaire avait été projeté accompagné des Récitations de Georges Aperghis interprétées par Donatienne Michel-Dansac. Cette combinatoire virtuose de phonèmes qui fonctionnait comme une sorte de pré-langage, venait en lieu et place des commentaires qui accompagnaient autrefois le déroulement de la projection et bouclait ainsi la boucle du Diaporama commencée seize ans plus tôt.

Je ne pouvais jamais savoir dans quelle mesure j’étais moi-même l’auteur des combinaisons qui s’effectuaient autour de moi, ah, on se sent vite coupable !

Witold Gombrowicz, Cosmos

Si les images fixes occupent une place prépondérante dans le travail de Leguillon, au point que leur omniprésence nous avait conduit à l’associer à la catégorie des artistes « iconographes astronomes » , les images mobiles ne sont pas absentes de son œuvre. Les rapports entre le Diaporama et le cinéma excèdent d’ailleurs la simple présence d’images extraites de films au sein des projections ou l’intervention de Bernadette Lafont comme narratrice. En effet, la mise en scène de l’événement, son protocole et son générique sont souvent comparés à un dispositif cinématographique voire pré-cinématographique.
Spécifiquement dédié à la vidéo, la Promesse de l’écran propose depuis 2007 un rendez-vous où des films ou des extraits sont projetés sur un écran 4:3 qui bascule pendant les entractes et découvre un bar 16:9 derrière lequel l’artiste propose du vin dans des verres qu’il a fait sérigraphier . Le temps de la vision est donc suivi d’un moment propice à la discussion, jusqu’à ce que l’écran s’abaisse à nouveau. Comme c’était déjà le cas pour Sommaire et pour le Diaporama, l’artiste n’est pas seul en charge de la programmation : différentes personnes du monde de l’art sont invitées et ces invitations sont l’occasion de tester le dispositif dans de nouvelles configurations. A la différence du Bar mobile , ancêtre de la Promesse, la discussion qui succède aux projections n’est pas un moment imposé. Mais, soulignons-le à nouveau, il ne s’agit aucunement d’une situation similaire à celle que l’on peut trouver dans certains projets de Rirkrit Tiravanija : les gens qui discutent et paient leurs consommations dans ce bar clandestin ne sont pas l’œuvre, ils demeurent des sujets agissants plutôt que le sujet de la Promesse. Il s’agit ici de renouveler le regard porté sur les films programmés ou de souligner le rapport entre ces films et l’endroit où ils sont projetés puisque la Promesse est dotée de franchises qui la rendent mobile. Pour la Promesse de l’architecture qui se déroulait dans la maison construite par Rem Koolhaas à Floirac, près de Bordeaux les trois projections n’étaient constituées que d’extraits de films ayant un rapport avec l’architecture moderne et contemporaine comme sujet ou comme décor.

Nous n’avons aucun droit, sache-le « Reproduction interdite », qu’on peut traduire autrement : pas d’enfant, interdit d’héritage, filiation interrompue, les accoucheurs stériles.

Jacques Derrida, La carte postale

Pierre Leguillon présente Diane Arbus : rétrospective imprimée (1960—1971) montre la quasi-totalité des photographies réalisées par la photographe américaine à destination des magazines. Contournant les contraintes de la succession Diane Arbus en s’appuyant sur la figure du collectionneur, Leguillon expose l’ensemble des magazines qu’il a patiemment réunis par l’intermédiaire de sites de vente sur Internet. Un sous-verre réalisé sur mesure aux dimensions de chaque magazine expose les articles illustrés des images d’Arbus et donne à voir le contexte de leur mise en page. Le fait de montrer ces images encadrées par des sous-verres n’est pas anodin, ce système étant le parent pauvre des cadres, il ne constitue pas en tant que telle une plus-value marchande . De plus, la tranche de chaque sous-verre étant en contreplaqué elle évoque d’autant mieux l’épaisseur et le feuilletage d’un magazine. Remettant en circulation des images monopolisées pour des raisons légales, la rétrospective imprimée permet aussi de mesurer l’écart qui sépare la presse d’aujourd’hui à celle de son âge d’or, quand elle avait encore l’espoir de concurrencer la télévision. Cette nostalgie d’une presse ambitieuse se retrouve dans le projet d’édition intitulé les Dix Mille : le journal d’un seul jour imprimé sur rotative par les éditions (U)L.S. à Marseille. Pour ce projet, Leguillon s’est entouré d’une équipe rédactionnelle à laquelle il a commandé une série d’articles et de brèves qui, après un editing rigoureux, ont tous été signés collectivement. Philippe Millot, s’est chargé de la mise en page de ce quotidien sans images tiré à 10000 exemplaires et distribué gratuitement. Dans l’esprit de Maintenant, le journal d’Arthur Cravan qui écrivait tous les articles sous différents noms d’emprunt, les Dix Mille sont un espace ouvert par Leguillon afin de proposer une alternative à la presse quotidienne.
Bill Bernbach & Beyond, qui sera montré en octobre 2010 au MAMCO à Genève dans l’exposition Dans libre, s’appuie aussi sur la page de magazine. Ayant collecté toutes les publicités pour la coccinelle de Volkswagen réalisées sous la direction Bill Bernbach au sein de l’agence DDB, Leguillon photographie chaque page deux fois. Une des diapositives présente la publicité éclairée de face et l’autre la même page rétro-éclairée où son envers apparaît par transparence. Tandis que la rétrospective imprimée isolait les pages du magazine pour éviter que des publicités d’époque date les images d’Arbus, Bill Bernbach & Beyond montre quelles autres images voisinaient ces campagnes de Bernbach qui modifia en profondeur les codes de la profession. La pièce de Leguillon souligne les références faites à l’art de l’époque par le publicitaire et s’en invente d’autres par téléologie. Les reproductions de deux lettres, l’une écrite à Volkswagen et l’autre à DDB, jouent un double rôle : elles sont à la fois les notices pédagogiques et une caution légale protégeant l’artiste des conséquences judiciaires de cette appropriation. A nouveau, tout en faisant les choses dans les règles de l’art, Leguillon s’affranchit des protocoles qu’imposent les lieux chargés de l’exposer.

On a souvent dit que mon travail foutait la merde dans les taxinomies, les calssements ; une véritable tuile pour toutes ces institutions et musées qui vont avec. Mais souvent on n’a pas assez vu —et moi je l’ai vécu— que ça foutait la merde aussi chez moi.

Phillipe Thomas, à New York

Le Teatrino/Palermo qu’il réactive lors du Nouveau Festival du Centre Georges Pompidou est un lieu d’exposition autonome où se succèderont différents intervenants après que l’artiste l’ait inauguré avec une projection de La Pluie (projet pour un texte) Marcel Broodthaers qu’il sonorisait en direct. L’espace physique de l’objet, dont la copie en noir et blanc a été réalisée par Clément Rodzielski, sera ainsi utilisé de différentes manières. A plat et surélevé, il sera un étal pour la collection de gants de Marie-Ange Guilleminot, à l’envers, il sera une scène pour la marionnette en lévitation de Conny Purtill, il accueillera tout autant la projection d’un film de Boris Charmatz qu’une conférence de Patricia Falguières. Leguillon s’amuse donc à déranger les catégories et à brouiller les pistes. A rebours de l’histoire de l’art qui embaume par excès de taxinomie, l’artiste n’hésite pas à extraire une œuvre d’une catégorie pour lui faire jouer des rôles auxquels elle n’était pas précisément destinée. L’œuvre choisie devient ainsi performative. Mais, si Leguillon juge qu’elle était déjà effective en l’état, il peut tout aussi bien choisir de la remettre en place. C’est le cas du triangle bleu (Blaues Dreieck, 2009), un multiple de Blinky Palermo que l’artiste repeint au dessus des portes de particuliers. L’enjeu n’est pas ici de transmuter un Palermo en un Leguillon par effet d’appropriation. Le triangle bleu ne change pas d’auteur, il quitte les archives de l’histoire de l’art pour se trouver à nouveau disponible.

L’image est au centre de la pratique de Pierre Leguillon, cela ne fait aucun doute, elle représente le versant le plus autobiographique de son travail (les associations forment un récit autobiograhique. Cependant, à trop insister sur cette passion iconographique, le risque est grand de minimiser l’importance des scénarii que l’artiste élabore autour de celles-ci.
Son travail est donc à la fois logique et lyrique. Lorsque l’artiste, parlant de sa pratique, dit qu’il « ne peut faire que ça », il faut entendre cette phrase dans toute sa polysémie. Elle indique autant une forme de nécessité romantique de l’expression de soi qu’une stratégie de positionnement par rapport au monde de l’art et ses institutions.

Je pourrais encore ajouter bien des choses à cette rédaction, ce qui par chance ne me semble pas absolument nécessaire. La pensée du labeur quotidien m’interdit de me surmener, et c’est ainsi que je vous dis maintenant bonne nuit.

Robert Walser, Le territoire du crayon



Aurélien Mole